19 – L’ANGLAISE DU BOULEVARD INKERMANN

Juve réfléchissait.

De la visite du notaire il s’efforçait de tirer des indications indispensables aux recherches qu’il avait entreprises, qu’il voulait mener, coûte que coûte, à bonne fin.

Certes, la tâche était ingrate, difficile, périlleuse même... Mais le triomphe serait splendide, si jamais il pouvait arriver à son but, passer les menottes au « génie du crime », ainsi qu’il le disait quelques instants auparavant à son ami, Jérôme Fandor...

— Lady Beltham a été voir maître Gérin !... C’est une femme pondérée, malgré tout, une femme qui sait ce qu’elle veut. Lady Beltham a annoncé le dépôt de sa confession. Elle a pris la peine d’écrire cette confession. De puissants motifs l’y poussaient... Lesquels ? La crainte ?... Oui, probablement, mais la crainte de quoi ?

Juve qui dessinait toujours, un instant demeura stupéfait. Sans même qu’il en eût conscience, il venait d’écrire sur le papier rose de son sous-main, le nom sinistre qui le hantait, le nom qui répondait à toutes les questions qu’il se posait :

« Fantômas ! »

— Ah çà ! je déménage ! je ne peux plus ne plus penser à ce bandit !... Voilà qu’il commande a ma pensée !... Voyons ! si Lady Beltham, ainsi que je l’imaginais tout à l’heure, ainsi que je le disais à maître Gérin, avait formé à une époque quelconque de sa vie l’horrible supposition que voici : « Je suis seule à savoir que Gurn vit encore, seule à connaître tous ses secrets, et, par conséquent, il a intérêt à me supprimer ». Si Lady Beltham a pensé cela, qu’a-t-elle fait ? Parbleu ! elle s’est arrangée pour que Fantômas ne puisse pas, en la tuant, se mettre à l’abri d’une dénonciation... et elle lui a tenu ce langage : « J’ai écrit ma confession, le jour où je serai morte, cette confession deviendra publique ». De la sorte, Fantômas ne pouvait plus rien contre elle... bien ! Mais alors, Fantômas, lui, n’a évidemment plus eu qu’une seule idée : s’emparer de cette confession et tuer lady Beltham avant qu’elle puisse en écrire une autre... Tout cela, c’est clair. Mais comment s’y est-il pris ? Mystère...

Juve, qui se promenait dans son cabinet, s’arrêta soudain devant la glace ornant sa cheminée... Comme tous les esprits énergiques, il aimait traduire sa pensée en gestes. Donc, se regardant en miroir, il se montra du doigt et dit :

— Imbécile !... Parbleu ! je me suis laissé prendre à la plus simple des comédies : Fantômas a tué Lady Beltham, il l’a tuée chez Chaleck, son complice. Le cadavre de cette femme était gênant... Chaleck semblait au-dessus de tout soupçon, il était facile, en tout cas, de lui créer un alibi indiscutable, grâce au truc du double cabinet de travail... Ce que Fantômas a fait ? Parbleu ! il a mêlé les cartes !... Le Loupart, autre complice, qui complétait le trio – m’a fait écrire par sa maîtresse et j’ai cru à cette dénonciation... Le Loupart s’est laissé filer, m’a conduit derrière les rideaux du cabinet de travail, m’a fait constater que Chaleck était innocent... et je ne m’en suis même pas douté... moi, qui représentais la police, je ne pouvais que défendre Chaleck. Et rien d’autre part ne me permettait d’accuser nettement le Loupart... Joséphine elle-même, par les deux coups de feu qu’elle recevait quelques jours plus tard à Lariboisière, devenait une victime... bref, la piste était rompue... La piste était coupée ! soit ! mais j’ai pu en rassembler les tronçons... je connais le nom de la morte, je sais pourquoi on l’a tuée, je me doute de l’individu qui l’a tuée... c’est plus qu’il n’en faut pour que tout espoir ne soit point perdu...

Le policier saisissant son chapeau, vérifia soigneusement le chargement de son revolver de poche, puis, grave, solennel :

— À nous deux, Fantômas !

Et il quitta son appartement.

***

— Mon cher Fandor, tu dois me prendre pour un fou... je t’ai renvoyé il n’y a pas deux heures en te demandant d’écrire un article et voilà que maintenant je viens te prendre à ton journal pour t’interrompre et t’emmener en toute hâte.

Juve et Fandor devisaient à l’intérieur d’un landaulet taxi-auto.

— Menez-nous à l’église de Neuilly ! avait ordonné le policier au mécanicien.

Juve fit le récit de la visite de maître Gérin :

— Tu comprends, mon petit, qu’il ne s’agit plus de plaisanter. Hier, j’étais déjà persuadé que nous nous trouvions bien en face du cadavre de Lady Beltham. Aujourd’hui, la chose est certaine. Lady Beltham doit nous conduire à Fantômas.

— Sûrement.

— Seulement Lady Beltham est morte, comment allons-nous procéder ?

— En cherchant à reconstituer exactement l’emploi de ses dernières journées...

— Très bien, Fandor. Et pour cela, que faut-il faire ?...

Fandor montra du doigt, à travers la vitre poussiéreuse du taxi, les trottoirs déserts des avenues de Neuilly.

— Aller où nous allons, répondit-il, au domicile de Lady Beltham, boulevard Inkermann.

— Mais qu’allons-nous faire exactement boulevard Inkermann ?

— C’est excessivement simple, affirma Juve, je vais, moi, examiner la maison, probablement déserte et pendant ce temps, toi, Fandor, tu vas interviewer les voisins, questionner à droite, à gauche, chez les fournisseurs par exemple, tous ceux qui ont pu connaître Lady Beltham, qui peuvent nous fournir un renseignement sur sa vie. Je t’avoue que c’est pour cela, pour te confier ce reportage d’un genre spécial, que je suis venu t’arracher à ton travail. J’ai confiance en toi, je t’en charge...

L’auto, quelques instants après, s’arrêtait au coin du boulevard Inkermann.

— L’hôtel est au numéro... Tu te rappelles la maison, c’est là que j’ai arrêté Gurn, il y a trois ans.

Les deux amis arrivèrent bientôt devant l’immeuble. À travers la grille recouverte d’un lierre touffu qui n’avait pas été taillé depuis longtemps, l’hôtel de Lady Beltham présentait maintenant l’aspect le plus délabré : volets à moitié arrachés des gonds, perron verdâtre, jardin où les herbes poussaient dans les allées...

— Il y a longtemps qu’on n’habite plus là, dit Fandor. Ce ne serait donc pas le dernier domicile de Lady Beltham ?

— C’est ce qu’il faut savoir. Va donc faire ton enquête.

Fandor quitta le policier, tourna au coin d’une rue, regagnant ainsi les quartiers commerçants de Neuilly.

— Voyons, pensait-il, à qui dois-je m’adresser tout d’abord ?... Voici une boutique de laitier... oui, mais généralement, souvent au moins, on ne va pas chez le laitier qui est le plus près de chez soi. Tous les nourrisseurs ont des voitures. Leur clientèle ne se décide donc pas d’après des raisons de proximité... même remarque pour le boulanger... Ah ! voilà qui est mieux !

Jérôme Fandor délibérément venait d’entrer dans un petit enclos de médiocre apparence que désignait un écriteau :

Entreprise de jardinage.

— Personne ?

— Monsieur désire ?...

Une vieille femme descendait, l’air avenant, à la rencontre du visiteur...

— J’ai peur, madame, de vous déranger inutilement... je ne me trompe pas... c’est bien vous qui étiez chargée du jardinage pour le compte de Lady Beltham ?

— L’Anglaise du boulevard Inkermann ? Oui, monsieur... mon mari prête la main au concierge.

— Alors, vous pouvez me renseigner ?

— Cela dépend... Lady Beltham est absente et depuis plusieurs mois mon mari n’a pas travaillé chez elle.

— Diable !... Figurez-vous, madame, que je suis un ami de Lady Beltham et qu’il y a fort longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles. On m’a dit tout récemment, dans une maison où nous sommes tous deux connus, qu’elle allait revenir à Paris... je pensais l’y trouver, mais j’ai vu que l’hôtel était abandonné.

— En effet, monsieur, tout est fermé, je sais même que le concierge est en ce moment dans son pays...

— Elle ne vous a pas écrit par hasard, de remettre le jardin en état ?

La vieille fleuriste se confondit en explications.

Non ! elle ne savait rien. Sans doute, puisque le concierge était absent, si Lady Beltham rentrait, c’était bien à son mari qu’on s’adresserait, mais enfin elle n’avait pas d’ordres, pas de nouvelles. Lady Beltham, d’ailleurs, était partie en annonçant que son absence serait longue, il y avait déjà un mois de cela, peut-être plus même... un mois et demi, deux mois...

Et la fleuriste ajouta :

— Je regrette de ne pas pouvoir vous renseigner plus exactement, monsieur !...

— Mais, madame !...

— Si, si, Lady Beltham est une excellente cliente et Mme Raymond aussi nous achetait souvent des fleurs...

— Mme Raymond ?

Jérôme Fandor tressaillit. (Qui donc était-ce que cette Mme Raymond ?)

— C’est une amie de Lady Beltham ?

— Son amie, oui, monsieur... sa dame de compagnie...

— Ah ! mais oui, Mme Raymond ! je me souviens maintenant ! Lady Beltham m’en avait parlé, elle l’avait prise avec elle, je crois, au cours d’un voyage ?... Elle est d’ailleurs bien seule.

— Ça oui, c’est même malheureux d’avoir de la fortune et de vivre comme ça, toujours isolée !... Il est vrai qu’elle voyage beaucoup...

— Et puis, n’est-ce pas, pour tout dire, avec toutes ces histoires, la maison n’est pas bien agréable à habiter ?...

— On en parle toujours ?

— Mais oui, monsieur...

— C’est d’ailleurs un peu pour cela, aussi, que Lady Beltham s’est attachée à Mme Raymond ?

— Sûr et certain. On n’aime pas être toute seule dans une propriété si mystérieuse !

De sa conversation avec la fleuriste il retenait un fait dont l’importance était extrême : Lady Beltham avait une confidente ! Mme Raymond... Juve serait satisfait de cette nouvelle.

Et le journaliste regagna le boulevard Inkermann. Juve de loin l’aperçut, courut à lui :

— Eh bien ?

— Eh bien Juve, qu’avez-vous découvert pendant mon absence ?

Juve haussait les épaules :

— Tout d’abord qu’il y a très exactement soixante-quatre jours que Lady Beltham est partie de Neuilly... Tu te demandes comment je puis parler avec une telle précision ? C’est bien simple, j’ai trouvé dans la boîte aux lettres toute une série de prospectus. Les cachets de la poste, lus sur les premiers prospectus arrivés m’ont permis de fixer la date du départ de Lady Beltham.

— On ne faisait pas suivre ?

— Les lettres, peut-être, pas les imprimés... J’ai causé avec un garçon boucher et j’ai appris autre chose.

— Quoi ?

— Lady Beltham avait une dame de compagnie.

— Et moi qui étais si content de vous en apporter la nouvelle !...

— Parbleu ! Mais quels détails peux-tu me donner, toi, Fandor, sur cette Mme Raymond ?

En deux mots, Fandor mit Juve au courant :

— Qui diable peut bien être cette Mme Raymond ? Si c’était une confidente véritable, une amie sincère n’aurait-elle pas été surprise de la disparition de Lady Beltham ? N’aurait-elle pas prévenu la police ? Ou faut-il croire que Mme Raymond, elle aussi, est tombée sous les coups de Fantômas ?

— Imbécile, idiot, abruti !

— Mais...

— Voyons, Fandor, as-tu demandé comment elle était faite, cette Mme Raymond ?...

— Je n’y ai pas songé...

Juve éclatait :

— Tu n’as pas songé ? Non, vrai !... Ça ! ça n’est pas fort !... Enfin ! je vais te renseigner, moi... Mme Raymond, c’est une jeune femme, une brune, très jolie, grande, mince, les plus beaux yeux du monde... Tu comprends, Fandor ?

— Bon Dieu ! non !...

— C’est pourtant limpide comme de l’eau de roche !... Mais apprends donc à raisonner ! Suis la logique des faits !... Comment nous savons que Lady Beltham a écrit sa confession, puis que Fantômas s’en est douté, puisque Lady Beltham a été assassinée, puis encore que le Loupart a été compromis dans cet assassinat de Lady Beltham... et tu ne devines pas l’identité de Mme Raymond ?

Abasourdi, Jérôme Fandor regarda Juve :

— Vous imaginez que Mme Raymond c’est...

— Mais oui ! bien sûr ! Mme Raymond ne peut être que Joséphine, espion venu là pour trahir la grande dame et, qui sait, l’attirer Cité Frochot...

— Mais c’est horrible, ce que vous inventez là, Juve !...

— S’il te plaît, Fandor, dis plutôt ce que je découvre... Dépêchons-nous petit, dépêchons-nous ! les événements vont vite. Nous pensions qu’il fallait suivre la piste du Loupart et de Chaleck. Nous savons maintenant qu’il ne faut pas perdre de vue Joséphine.